Le capitalisme est en crise, une crise économique et sociale sans précédent. Le covid-19 et la crise sanitaire ne sont qu’un déclencheur : tous les éléments d’un krach boursier et d’une récession étaient présents bien avant février-mars dernier. Dans tous les cas, la crise était imminente. Pour les possédants, le covid-19 a ça de bien qu’il détourne le regard et masque leur responsabilité. Il a aussi un autre avantage. Il permet la mobilisation et la surexploitation de travailleurs.ses, forcé.e.s de se dévouer pour « la bonne cause » dans les services publics, mais aussi dans les associations et les entreprises de l’économie sociale et solidaire : soigner, rendre service, assurer les fonctions nécessaires au quotidien, venir en aide aux plus démuni.e.s…
La « bonne cause » comme outil de mobilisation
« La bonne cause », c’est ce qui mobilise les salarié.e.s en temps de « guerre », ce qui dans les discours, valorise moralement leur abnégation au travail, les risques qu’elles et ils prennent. Mais c’est aussi ce qui les tient, ce qui fait taire toute revendication et ce qui permet de dénoncer sur un registre moralisateur celles et ceux qui ne se plient pas. Elle est impossible à critiquer sans passer pour un.e traître ou, pire, pour un.e égoïste.
Aujourd’hui, « la bonne cause » sert à la mobilisation dans les services publics pour compenser l’incurie du gouvernement dans la gestion des équipements et des conditions de travail. Le gouvernement souligne l’héroïsme des soignant.e.s, si mal traité.e.s avant le coronavirus et mis.es à rude épreuve ces dernières semaines, sans pour autant changer d’un iota le cap de la gestion managériale et budgétaire de la santé publique comme le montre le retour à la normale. « La bonne cause » est très efficace auprès des salarié.e.s de la fonction publique, dont on se plaît à souligner le rôle essentiel, de service. Ainsi, dans les écoles, la date de déconfinement est imposée d’en haut à marche forcée, dans des conditions sanitaires et pédagogiques inacceptables. Mais si nombre d’enseignant.e.s envisagent la grève ou le droit de retrait, le milieu est néanmoins partagé car pèse le souci vis-à-vis des élèves et du service public. De plus, joue également la pression de parents subissant eux-mêmes les contraintes patronales et les injonctions gouvernementales.
« La bonne cause » c’est la carotte. Elle s’accompagne du bâton : les coupes budgétaires, la baisse des postes, le gel du point d’indice… Cela explique les discours sournoisement et savamment distillés contre les fonctionnaires qui ne travaillent pas, trop protégé.e.s par leur statut. On se souvient par exemple des propos de N’diaye sur les enseignant.e.s qui pourraient aller travailler dans les champs dans cette période de confinement. Les mêmes ficelles sont tirées dans le secteur privé. « La cause » est alors la nécessité de produire, pour le bien de tou.te.s, ou ne serait-ce que pour sauver l’emploi.
Défendre les droits des travailleur.ses du monde associatif : des luttes difficiles à mener !
C’est un ressort bien connu du monde associatif, dont les actions, non lucratives, auprès des familles, des jeunes, des personnes âgé.e.s, dans les quartiers populaires… favorisent le dévouement de leurs bénévoles et surtout celui de leurs salarié.e.s. Aujourd’hui, les associations comptent plus de 1,8 million de travailleurs.ses salarié.e.s, soit 7,5 % de l’emploi total en France en équivalent temps plein, et plus de 16 millions de bénévoles, dont l’activité représente plus de 1,4 millions d’équivalent temps plein. La grande majorité des emplois associatifs sont dans les secteurs de l’action sociale, de l’enseignement, de l’hébergement social ou médico-social et de la santé. Ces emplois sont en grandes parties occupés par des femmes (70%) et les CDI n’y représentent que 40% de l’ensemble. Le salaire moyen n’y excède pas 1844 euros/mois, alors qu’il est de plus de 2200 euros dans le secteur privé en général. Dans les périodes de crises, l’emploi associatif devient un supplétif : depuis 2008, il a augmenté plus vite que l’emploi du secteur privé (données INSEE et DARES).
Pour les salarié.e.s du monde associatif, difficile de ne pas accepter ces conditions de travail et d’emploi, difficile aussi de ne pas accepter le travail en plus, au nom de « la bonne cause ». Comment refuser de rester au-delà de ses heures de travail payées lorsqu’il s’agit de servir des repas chauds ou de prodiguer des soins ? D’ailleurs, les bénévoles qui vous aident restent au travail, eux et elles, alors même qu’elles ne sont pas payé.e.s ! Les conflits entre salarié.e.s et bénévoles sont monnaie courante dans le monde associatif dans ces situations. Dans ces conditions, la grève ou la revendication salariale est très difficile, encore plus en ce début de déconfinement. Pourtant, les conditions de travail et d’emploi dans le monde associatif ne sont pas bonnes. On se souvient des quelques mouvements sociaux, comme celui qui a ébranlé l’association Emmaüs en 2010, à la surprise générale, révélant les conditions de travail dégradées des travailleur.ses sociaux.les.
Or le monde associatif sera très sollicité pour répondre aux problèmes sociaux engendrés par la crise. Les questions de pauvreté, d’isolement, de lien social, d’accès à la santé… sont autant de « bonnes causes » qui ont le vent en poupe. Les sollicitations pour les engagements divers ne manquent pas ! Et en même temps, les moyens pour financer les actions et l’emploi dans ces associations diminuent, laissant présager une dégradation des conditions de travail bénévoles comme salariées.
Il n’est pas question de stigmatiser le dévouement, l’abnégation, la vocation des bonnes volontés qui se battent pour les bonnes causes ! Ces personnes, dont l’empathie face à la souffrance sociale ou l’indignation contre l’injustice, poussent à s’engager dans un travail salarié.e.s malgré les niveaux de rémunérations faibles et les conditions d’emploi souvent précaires, voire dans un travail bénévole. Bien au contraire ! Il faut que le travail associatif, bénévole ou salarié, soit reconnu à sa juste valeur !
Le dévouement associatif pour masquer le recul de l’État social et la précarisation de l’emploi
De fait, le monde associatif, comme d’ailleurs tout le secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS), n’est pas juste le lieu d’inventions d’alternatives, d’un travail sans profit, d’un monde économique à visage humain etc. Il est aussi une manière de pallier le recul de l’État social qui ne prend pas en charge les conséquences sociales d’un capitalisme forcené et sans contrainte. Depuis les années 1980, l’État délègue une partie de son rôle d’assistance, d’éducation ou de développement aux associations et aux entreprises de l’ESS, par appel d’offre ou subventions soumises à conditions de résultats. Ces associations et entreprises deviennent une sphère parapublique dans l’insertion, les activités socio-culturelles, l’aide aux familles etc. Conséquence de cette délégation : l’emploi salarié dans les associations explose et il a plus que doublé depuis 1980. Les conditions de travail y sont d’autant plus précaires qu’elles dépendent de financements annuels, de réponses à des appels à projets, d’une recherche permanente de fonds pour continuer les activités. 20% du budget des associations représente une « commande publique », un autre quart des subventions ! De cette dépendance au financement public, témoigne le tollé qu’a suscité la suppression par Macron des emplois aidés, ces emplois à durée déterminée financés par l’État pour des travailleurs des collectivités ou des associations – ces dernières représentent 40 % des emplois aidés. On se souvient aussi des conséquences de la fin de l’ISF sur les finances de ces mêmes associations et entreprises à but non lucratif, qui ont vu baisser les dons privés éligibles à déductions fiscales dans le cadre de l’ISF, alors même que ces dons privés sont cruciaux lorsque les dotations publiques baissent.
Les contrats aidés, qui se présentaient comme un soutien à l’emploi, sont un bon moyen pour l’État bourgeois de se défaire de fonctionnaires et de déléguer aux associations une précarisation de l’emploi, celles des travailleur.ses du social et de la culture notamment. La disparition d’une partie de ces contrats – ceux financés par l’État – signifie un pas de plus vers la privatisation de ces tâches que la fonction publique n’assume plus, et vers la précarisation de l’emploi et du travail. Aujourd’hui, l’emploi subventionné ne manque pas – le développement des services civiques, du SNU (Service National Universel) ou encore de l’apprentissage. Ces dispositifs sont une manière de mettre à la disposition des associations, des entreprises de l’ESS, mais aussi des entreprises à but lucratif une main-d’œuvre corvéable qui ne coûte presque rien à l’État et qui n’est pas payée à la hauteur de son travail, et encore moins de son utilité sociale. « Les bonnes causes » justifient la précarisation de l’emploi et la baisse des revenus du travail ! Elles sont élargies à l’objectif de formation et d’insertion des jeunes et cachent leur exploitation ! En 2019, 28,1% des moins de 26 ans en emploi sont en contrats subventionnés.
La proposition « d’un revenu universel » n’est pas la solution ! Il ne suffira pas à payer le travail associatif bénévole et autre travail gratuit, comme le travail domestique ! Conçu comme minimum garanti remplaçant les aides diverses déjà versées par l’État, il est une arnaque qui va dans le même sens de la surexploitation des travailleur.ses. Ce revenu permettra de fragiliser encore le secteur de l’intervention sociale : plus besoin de travailleurs sociaux si on paye les pauvres ! Et, il mettra à disposition du secteur privé des travailleurs que les entreprises, associations ou collectivités n’auront plus à payer, ou plus autant. On le voit déjà avec les initiatives qui fleurissent dans les pôles-emplois régionaux, assujettissant le versement des allocations chômage à l’exercice d’un travail bénévole. Dans ces conditions, le revenu universel sera le meilleur argument du patronat pour pousser les salaires à la baisse, leur permettant de se délester de la seule contrainte qui leur restait dans le paiement du travail : la survie de la force de travail, cet outil qu’ils exploitent et méprisent tant !